Non-lieux et imbéciles malheureux

Brassens a chanté pour « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part ». Mais la véritable compassion, pour ma part, va plus encore aux imbéciles malheureux qui ne sont nés nulle part : ces gens qui n’appartiennent pas à un lieu, que rien ne rattache à un territoire, qui ont grandi ou vivent dans un non-lieu.

lotissement
Non-lieu n°1243

Les non-lieux, ce sont tous ces endroits flottants, déracinés, interchangeables, posés là comme ils pourraient être ailleurs. Ces endroits qui ne sont reliés à aucun contexte, qui n’entretiennent pas de rapport particulier avec un folklore, avec des « gens du coin », avec la géographie du coin, avec rien qui fasse la spécificité d’un lieu.

La personne qui habite un non-lieu n’a pas vraiment de « milieu naturel » qui la caractérise : c’est juste qu’elle réside là. Elle vit là, mais vivrait de façon exactement similaire si elle était ailleurs. Ceux-là sont « imbéciles malheureux » dans la mesure où ils n’ont pas de mérite d’être nés ici plutôt qu’ailleurs eux non plus, mais qu’en sus ils ne peuvent tirer aucune fierté ou réjouissance objectives de ce lieu de vie car il est en soi insignifiant.

Toute banlieue, toute périphérie, est plus ou moins condamnée à être un « non-lieu » : une zone qui ne se définit que par rapport à sa proximité avec la « vraie » ville d’à côté - laquelle aspire et vampirise toute la vie véritable qui devrait se passer alentours. La tristesse d’être né en un tel endroit s’apparente à celle de ne pas connaître l’identité de son géniteur ; elle correspond au sentiment que l’on a lorsqu’on discute avec un banlieusard ou quelqu’un qui vit dans une zone « neutre » comme la région parisienne : impression triste que la personne, une fois qu’elle a nommé et situé géographiquement son patelin, n’a plus rien à en dire.

Plus largement, les non-lieux sont aussi, au sein des villes, les « quartiers résidentiels », et leur équivalent rural les « lotissements » : ces groupements d’habitations qui poussent aux abords ou au centre de villages déjà constitués. Le lotissement retire évidemment au lieu toute histoire, toute granularité, toute texture. Les habitants du lotissement ne seront jamais des « gens du coin » : comme leur nom l’indique, on les a simplement « lotis » là parce qu’il fallait les lotir, mais leur présence ne correspond pas à un besoin ou une croissance naturelle du microcosme qui les accueille. Ils habiteront dans la commune mais n’en feront pas partie, n’y joueront pas de rôle, ils pourront travailler ailleurs, vivre sans connaître aucun voisin ni le nom du maire, se passer de toute relation sociale au sein du village... Ils sont coupés de leur milieu, à la manière des animaux d’élevage « hors-sol » : physiquement, ils sont bien sur les lieux de l’exploitation, mais ils résident en bâtiment fermé et non plus dans la cour de la ferme ; pour se nourrir, ils ne dépendent plus du fourrage des prés dans lesquels ils seraient censés paître, mais d’aliment industriel standard qu’on leur distribue, confectionné ailleurs et importé. 

non lieu pont autoroute
Non-lieu n°8157

La modernité est un grand pourvoyeur de non-lieux : sous son règne, le non-lieu gagne du terrain. Car les non-lieux, ce sont aussi tous ces interstices qui entament l’espace vivable et habitable sous l’action du béton, de l’urbanisme, de « l’aménagement »… Bras d’autoroute, nœuds urbains, échangeurs, parkings, ronds-points… Additionnez tout cela et représentez-vous la surface qui a ainsi disparu pour l’homme, l’espace devenu « non-lieu », que l’on peut retrancher de la superficie réelle de la Terre. Non-lieux également sont ces endroits non spécifiques et dupliqués : toutes ces boutiques et succursales d’enseignes commerciales nationales et multinationales, qui se répètent de ville en ville. Un McDo, un Starbucks, une agence MAAF, une FNAC… sont des espaces standard strictement identiques où qu’ils se trouvent. Angers, Seattle ou Saint-Nazaire, ces boutiques s’implantent « hors-sol » et occupent l’espace vivable ; ils sont là, à la place d’autres commerces ou bâtiments qui pourraient être indépendants, véritablement caractéristiques du lieu et propres à la vie locale.

Curieusement, ces endroits « déracinés », posés là, ne sont pourtant pas dénués de charme - au sens où une ruine moderne ou un paysage post-apocalyptique ont un charme. Ils ont quelque chose de fascinant et de cinématographique. Ce sont des lieux hors du temps, qui ne sont pas habités mais parcourus, des lieux où l'on se trouve sans vraiment avoir envie d’y être ni même avoir cherché à y échouer. Aire d’autoroute, ville de transit, gare routière, McDo de bord de route : on est là parce qu’on n’a pas le choix, parce que cela se trouvait sur son chemin à ce moment. Les gens y sont de passage, et apparaissent sous une lumière crue, hurlante de vide, ils apparaissent comme nus, seulement habillés de leur destination, de leur but (reprendre la route et arriver avant minuit, attraper sa correspondance, arriver avant telle heure dans telle ville pour trouver à manger...). Vous pouvez bien les observer comme une « faune locale », vous amuser à deviner leur quotidien et leurs motivations, mais l'œil sociologique est inopérant : car la vérité est que ces personnes qui arpentent les non-lieux ne sont pas plus « locales » que vous, ne font pas plus partie du paysage. Chacun est dans la même situation, ici par hasard contre son gré, ne rêvant que de repartir, et faute de pouvoir le faire, observant les autres congénères, dont vous faites partie, comme de drôles d’oiseaux effrayants. Tout le monde ici est là pour manger vite et repartir.

  Hopper station essence 

Les Etats-Unis ont évidemment le secret de cette poésie des non-lieux, de ces steppes désertiques qui bordent le monde civilisé et occidental. Sans doute parce que leur rapport au territoire est foncièrement différent du notre : là où nous achetons ou bâtissons notre maison comme si elle devait être notre tombe, eux choisissent des maisons en préfabriqué dont le souci n’est absolument pas de durer ou de se transmettre. Les gens déménagent plusieurs fois dans leur vie et l’appel du camping-car est toujours présent. 

*** Ici, vous trouvez des extraits littéraires de Pavese publiés il y a quelques temps, qui évoquent fort joliment le sentiment de « non-lieu ».

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Education à balles réelles




Pour qu’une fête familiale soit réussie, un accord minimal tacite doit être passé entre les convives. Cet accord porte sur les sujets qu’il est interdit d’aborder. L’interdiction ne se fonde pas sur une précaution d’ordre moral, mais sur un constat pratique : pas moyen d’en parler sans s’engueuler. Ainsi, réunis à table, des gentlemen prudents n’aborderont jamais la question des religions, pas plus que celle de l’éducation des enfants, ni surtout celle de la conduite automobile. Une entorse à cette règle d’airain vous place mécaniquement sous la menace d’un grotesque pugilat consanguin. Il faut s’y faire : il existe des sujets dont il est simplement impossible de parler (sauf éventuellement entre personnes partageant les mêmes avis, mais il ne s’agit plus alors de ce qu’on appelle une conversation).

A cette courte mais implacable liste vient désormais s’ajouter la question des armes à feu, que la récente « tuerie de Newton » a mise au goût du jour. C’est un effet curieux de la domination : les problèmes de vie quotidienne des Américains deviennent des questions de société dans des pays tiers, non concernés a priori. A chaque élection présidentielle américaine, on trouve ainsi des partisans d’Obama habitant Clermont-Ferrand, des soutiens à Romney n’ayant jamais quitté la Moselle, et des déçus du programme démocrate incapables de comprendre trois mots d’anglais. Cette curieuse forme d’aliénation se rencontre désormais pour les faits divers. Qu’un boulanger du Missouri se fasse dévaliser et ce sont les boulangers brestois qui manifestent pour réclamer plus de sécurité. Que l’obésité des texans augmente, et ce sont les bordelais qui digèrent mal. Qu’une école du Connecticut se transforme en champ de tir, et ce sont les mères françaises qui tremblent pour leurs enfants !

Dans un pays où la vente des armes est libre, on peut comprendre que certaines questions se posent, notamment celle de son contrôle. Dans un pays comme la France, le problème paraît en revanche réglé. Il ne l’est pas : à en croire certains, encore faudrait-il que la France interdise la vente des armes y compris sur le territoire des États-Unis ! Se mêler de ce qui ne nous regarde pas est décidément une passion bien française… Quoi qu’il en soit, l’affaire Newton a au moins un avantage : elle permet qu’on se dispute dans le vide, sur un sujet qui ne nous concerne pas, sur lequel nous n’avons aucune prise, et qu’on aura oublié bientôt.
En attendant, tournant le dos aux offuscations franchouillardes, le Marché américain réagit : il met illico à disposition des écoliers des cartables pare-balles, parce que rien, décidément, ne saurait entraver la marche du profit. Il y a encore quelques années, seuls les plus fantaisistes comiques osaient envisager une telle mesure, plus par dérision qu'en vertu d'une anticipation sérieusement construite.
Mais, si Lénine disait que là où il y a une volonté, il y a un chemin, Obama répond que là où il y a un besoin, il y a un marché...

Le pragmatisme américain a longtemps fasciné les gens de droite (le pragmatisme a le double avantage de s’appuyer sur la réalité, et de ne lui attribuer aucune valeur morale : l’idéal des libéraux). Il s’illustre aujourd’hui d’une façon qui étonnera pourtant ses plus farouches partisans : le ministre de la justice d’Arizona vient en effet de proposer qu’on arme… les directeurs d’écoles, histoire de leur donner les moyens de riposter. Oui, dans un pays où l’on tire régulièrement à balles réelles sur des enfants de 8 ans, il paraît raisonnable de fournir aux directeurs d’école de quoi faire des trous dans le ventre des fauteurs de troubles. La logique américaine a au moins ici le mérite de s’accomplir dans toute sa rigueur : 1)notre loi fondamentale permet la possession d’armes (sous-entendu : nous ne modifierons pas la loi, car elle est bonne, puisque c’est la loi !) ; 2)certains s’en servent pour tuer des écoliers DONC 3)utilisons les armes contre eux. On est loin du pédagogisme à la française ! Quand on pense qu’en France, un prof a reçu 500 euros d’amende pour avoir giflé un cancre, on mesure le gouffre qui nous sépare du pays de la liberté !

Comment la mise en place de cette mesure se fera-t-elle ? Les directeurs d’école récemment armés devront évidemment suivre une formation. On les imagine sur un parcours façon parcours du combattant, devant progresser en abattant des cibles qui se dressent automatiquement face à aux. Et bien sûr, interdiction de tirer sur toutes les cibles : seules les menaçantes, figurant des agresseurs, doivent être neutralisées.
Interview du professeur Callaghan, qui vient de finir son premier parcours :
- Monsieur le directeur, vous avez abattu cinq cibles valides, représentant des tireurs fous, mais aussi deux cibles inoffensives, figurant des élèves de cinquième. Ne pensez-vous pas qu’il est encore imprudent de vous confier une arme ?
- Pas du tout ! J’ai tout contrôlé de A à Z. Les deux cibles inoffensives, comme vous dites, étaient deux salopards qui m’avaient tagué le mur des chiottes au premier trimestre. J’en ai profité pour leur rappeler le nouveau règlement !


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Chacun fait fait c'qui lui plaît plaît

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Le canapé, le frigidaire...

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Après les injures, place aux excuses :


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La presse gratuite pense à nos cadeaux


Issu d'un article du journal gratuit 20 minutes de ce matin.

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A l'UMP, on enterre déjà le grand leader

Image terrible, image d'après l'assassinat de JFC (allias Bourh'Heur D'Urn le conquérant)... La foule des militants est en pleurs :

Comme dirait Attali : "Salut ma couille"

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Le son du jour qui a vu un rayon de soleil en automne

Et qu'en avait marre de voir un cul moche en arrivant...

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Le mariage nu.




A la faveur de la récente prise de pouvoir par les socialistes (ne riez pas), nous assistons à une nouvelle offensive libérale sur les mœurs : on s’y attendait. Pour l’instant, la France n’en est encore qu’à la question du mariage homo et à ses dérivés (adoption etc.). La logique est toujours la même : après avoir abandonné toute prétention à dire ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, après avoir renoncé à toute hiérarchie morale, tout principe normatif, à toute autorité de la coutume, de la tradition, etc., au nom de quoi voudriez-vous vous opposer aux revendications nouvelles ? Au nom de quoi ? Cette question est devenu la forme la plus radicale du nihilisme moderne, en tout cas sa version la plus candide : au nom de quoi continuerions-nous à faire comme le reste de l’Humanité depuis la fin des pithécanthropes ? Contenant en elle-même sa propre réponse, cette question n’attend pas de répartie, puisqu’il est entendu que le libéralisme compte exactement pour rien les arguments qu’on pourrait lui opposer. Soutenez que le mariage concerne un homme et une femme depuis que l’institution existe, et ceci sous tous les régimes, sous toutes les latitudes et dans toutes les positions, et on vous reprochera encore de n’avoir pas de raison valable à opposer au bon vouloir des tantouzes, au droit des gouinasses, au désir d’enfant des pédoques. Évidemment, rien de libéral ne se ferait sans l’action souterraine des lobbies et autres minorités actives auxquels le pouvoir veut plaire : une clientèle, ça se bichonne.

Comme je le disais plus haut, nous n’en sommes pour l’instant qu’à la question du mariage des homos. D’autres lubies viendront, d’autres-faux débats-joués-d’avance agiteront les médias, d’autres principes seront renversés et d’autres limites seront franchies dans une ambiance de fête. Le principe est simple : qu’il soit économique ou culturel, le libéralisme ne s’impose pas de limite. Il ne se reconnaît qu’une règle, celle de ne pas nuire à autrui. Règle qu’il est bien entendu impossible de suivre puisque la notion de nuisance n’est jamais définie elle-même. Il procède d’ailleurs par étapes : souvenons-nous des partisans du pacs, il y a dix ans, qui juraient que la mesure nouvelle ne remettait pas en cause le mariage. Après avoir obtenu le pacs, c'est-à-dire la dissociation entre vie commune légale et différence de sexes, il leur est beaucoup plus facile aujourd’hui de franchir le pas définitif et de se payer le mariage.

Certains opposants entrevoient sans trop y croire les batailles du futur : le mariage entre un homme et un poulpe, le mariage avec des morts (on a déjà le mariage à titre posthume), le mariage entre un père et son fils, le mariage entre frère et sœurs, le mariage collectif, etc. Au nom de quoi les refuserions-nous ?

En matière de libéralisme sociétal, les Etats-Unis sont en avance sur nous (on parle ici d’avancée comme on peut dire qu’une putréfaction l’est). Comme toujours, il est possible de se faire une idée assez juste du futur en observant le présent ricain. Le présent ? Voici : le conseil municipal de l’ultra-libérale San Francisco vient d’interdire la nudité en ville. Oui, les idées progressistes y sont tellement vivaces qu’une municipalité en est réduite à interdire que les gens se baladent la queue à l’air quand ils font leurs courses ! Comment, interdire que j’exhibe mes roubignoles sous le nez des passants ? Au nom de quoi ?!






Les partisans du loilpé urbain arguent bizarrement que le droit d’être nu s’apparente au droit d’expression, garanti par la Constitution américaine. Vu d'ici, on a du mal à saisir en quoi une paire de miches, même splendide, constitue une quelconque expression, mais passons. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, devant la recrudescence de l’indécence, les élus locaux disent niet, en attendant un recours devant une juridiction plus importante, recours dont les libéraux ne se priveront pas, comme à leur habitude. Le maire du bled californien estime que les exhibitionnistes ont « dépassé les bornes », argument moral incompréhensible pour un libéral, pour qui les bornes n’ont pas à être fixées selon l’opinion privée d’un mec, fût-il maire. On verra ce que cette affaire donnera.

Lors du débat sur l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, certains avaient justement rappelé qu’on ne peut pas se vêtir « comme on veut » en France, mais selon une tradition de règles parfois non écrites. Aussitôt, le kit argumentatif libéral fut dégainé : au nom de quoi m’interdirait on de voiler mon visage, puisque ce faisant, je ne dérange personne, et n’oblige personne à faire de même ? A cet égard, pour faire comprendre la vie aux extrémistes, il a été rappelé que si on interdisait le voile absolu, il n’était pas non plus légal de se promener tout nu dans les rues. Au final, le législateur n’a pas eu le courage de s’appuyer sur une tradition pour interdire la burqua. Il a simplement rappelé qu’utiliser l’espace public suppose qu’on puisse vous y reconnaître, que les forces de l’ordre puissent vous identifier. Ainsi, en faisant référence à une obligation sécuritaire plutôt qu’à une série de traditions de la vie en commun, la France a entériné le fait que ces traditions n’ont plus aucune autorité. Qu’un groupe quelconque les attaque, et c’en est fait d’elles.
Avis aux nudistes.

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